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epuis les années
1980, le concept de « nouvelle gestion publique » (New Public Management) s’est imposé dans
les débats sur la réforme de l’Etat. Critique d’un l’Etat-providence qui serait
devenu obèse, tentaculaire et ruineux, cette idée d’inspiration libérale entend
dépasser la distinction usuelle entre la gestion privée, celle par exemple des
entreprises, et la gestion publique, celle de l’Etat notamment.
Il n’est pas
question ici d’entrer dans la critique du concept de New Public Management – quoiqu’on pourrait arguer du fait qu’il
existe, intrinsèquement, une différence de nature entre la gestion publique et
la gestion privée, qui divergent dans leurs finalités – mais de réfléchir au
bilan de l’une de ses applications : la mise en place d’agences publiques.
En effet, l’une
des grandes préconisations du New Public
Management consistait en la création, par l’Etat, d’agences placées sous
son autorité mais autonomes dans leur fonctionnement, avec un statut juridique
les différenciant des services publics classiques, aux modes de fonctionnement
et de gestion inspirés du secteur privé (contractualisation des prestations, mise
en concurrence avec d’autres acteurs, management des ressources humaines fondé
non plus sur le
statut et l’ancienneté mais sur le mérite et les résultats, conception de
l’usager de service public comme un client). Du fait de l’audience, large, qu’a
rencontrée cette tendance intellectuelle, les agences de l’Etat ont longtemps
été « à la mode » dans la gestion publique, d’autant plus que
beaucoup y ont vu l’opportunité pour l’Etat de réaliser des économies et de limiter
l’impact budgétaire de ses politiques publiques.
Mais dans le
contexte actuel difficile pour les finances publiques, la question est revenue
au premier plan et, alors que l’Etat se montre de plus en plus soucieux de
maitriser ses dépenses, le bilan n’est pas bon.
Dans son rapport de septembre 2012, l’Inspection générale des Finances
(IGF) a non seulement pointé les coûts pharaoniques de ces agences – 50
milliards d’euros annuels… - mais aussi remis en doute leur efficacité.
Le
flou juridique rend difficile un examen efficace de l’action des agences
Jusqu’en 2012,
on ne savait pas ce qu’était, précisément, juridiquement, une agence publique.
Ce flou juridique est à l’origine de toutes les difficultés de pilotage par le
politique et explique pour une part la prolifération parfois irrationnelle de
ces agences.
C’est dans son
« Etude annuelle » de 2012 que le Conseil d’Etat a décidé d’opérer
« une remise en ordre conceptuelle », constatant que les agences
« n’ont jamais fait l’objet d’une
réflexion d’ensemble et n’apparaissent pas en tant que telles dans les réformes
générales de l’administration. Elles sont un impensé de la réforme de
l’Etat ».
Pourtant, les
agences publiques ont proliféré au cours des dernières années : Agence
nationale de sécurité sanitaire, Agence nationale de sécurité du médicament et
des produits de santé, Institut de Veille sanitaire, Institut national de
prévention et d’éducation pour la santé (INPES), Agence des participations de
l’Etat, Pôle Emploi, Agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie,
Autorité des marchés financiers, Météo France, Agence du développement de la
culture kanak… une myriade. Le Conseil
d’Etat en dénombre 103, l’Inspection générale des Finances en compte 1244.
Cet écart
s’explique par l’absence de définition juridique d’une agence publique utilisée
par tous. L’IGF a adopté une conception large, qui considère comme des
agences toutes les entités « à la fois contrôlées par l’Etat et exerçant
pour son compte des missions de service public non-marchand », en
établissant comme « agences » :
-
Les établissements publics commerciaux (EPIC)
-
Les établissements publics administratifs (EPA)
-
Les autorités administratives indépendantes, qui se sont
multipliées ces dernières décennies
-
Les services à compétences nationales (SCN)
-
Les groupements d’intérêt public (GIC)
De son côté, le
Conseil d’Etat a choisi une définition plus rigoureuse sur le plan juridique,
mais aussi plus restrictive sur le plan de la gestion publique – donc moins
opérationnelle lorsqu’il s’agit d’évaluer le réel impact financier des agences.
« L’agence
n’est pas indépendante, elle est autonome : le pouvoir exécutif n’a pas
vocation à intervenir dans sa gestion courante mais il lui revient de définir
les orientations politiques que l’agence met en oeuvre. Quant aux opérateurs,
tels que les définit le droit budgétaire, si un grand nombre sont des agences,
ce n’est pas le cas de la majorité. En effet, des entités telles que les
musées, les parcs naturels, les universités ou les organismes de recherche, qui
peuvent être créées en nombre indéterminé, n’exercent pas un rôle structurant
dans la mise en oeuvre d’une politique publique. L’agence se définit donc par
ces deux critères cumulatifs : l’autonomie et l’exercice d’une responsabilité
structurante dans la mise en oeuvre d’une politique publique nationale ».
Le flou juridique qui entoure ces « satellites
de l’Etat » a rendu plus difficile leur contrôle par le gouvernement et
par le Parlement. Les redéfinitions juridiques des agences publiques
étaient nécessaires car celles-ci sont devenues un enjeu fondamental dans la
gestion publique, a fortiori dans la situation actuelle des finances publiques
françaises.
Une
croissance irrationnelle du nombre d’agences qui débouche sur un coût financier
trop important
Si l’on prend la
définition du Conseil d’Etat, il existe donc aujourd’hui en France 103 agences
publiques, qui représentent un budget total de 330 milliards d’euros, mais
ramené à 72,8 milliards d’euros si
l’on exclut les caisses nationales de sécurité sociale. Avec 145 000
emplois, leurs effectifs représentent 8% de la fonction publique d’Etat.
Pour l’IGF, les
opérateurs de l’Etat (une forme particulière d’agence selon la définition
retenue) représentent à eux seuls 20% du budget général de l’Etat et de ses
effectifs. La croissance des masses salariales et des effectifs des opérateurs
est par ailleurs beaucoup plus rapide que celle de l’Etat : + 6,1% entre
2007 et 2012, contre -6% sur la même période. De même, les moyens financiers
alloués aux opérateurs ont augmenté de 15% sur ces cinq années, soit une
croissance quatre fois plus rapide que celle des moyens de l’Etat.
Pour l’IGF, la
constitution d’agences se traduit mécaniquement par une augmentation des coûts de structure des politiques publiques,
liée à des coûts supplémentaires de tutelle de l’Etat (des emplois publics sont nécessaires pour assurer cette tutelle),
des coûts supplémentaires de démutualisation, et des coûts liés aux
augmentations d’effectifs.
Depuis plusieurs
décennies, les agences se sont pourtant étendues à toutes les politiques
publiques ; d’abord celles pour l’emploi et la formation dans les années
1960-1970, puis dans la santé et l’environnement dans les années 1990-2000, et
ont même investi les domaines régaliens comme la sécurité ces dernières années.
Cette
prolifération s’explique par la volonté sincère de rechercher une meilleure
qualité de service public par les agences.
Grâce à sa spécialisation, une
agence est souvent plus efficace et professionnalisée, notamment en ce qui
concerne les services publics industrialisés, et elle permet le développement
d’une véritable expertise publique. Elles facilitent en effet le
recrutement de personnes dotées de compétences inhabituelles dans
l’administration. Elles sont un point de contact avec les collectivités
territoriales ou avec la société civile.
Mais leur coût
trop important s’explique par les carences de la gouvernance de l’Etat et du
politique. La création d’agences se fait
souvent ad hoc, ponctuellement, sans
stratégie d’ensemble et souvent sans cohérence, sans réflexion sur leur
conséquence sur le reste de la sphère publique. Pourquoi créer une
agence ? Les services publics classiques ne seraient-ils pas aussi
pertinents pour réaliser ces politiques publiques et ces missions de service
public ? Ne risque-t-on pas de trop démembrer les politiques publiques en
recourant en masse aux agences ?
Ces questions de
fond, sur l’opportunité de recourir à une agence, et selon quelles modalités,
n’ont pas été traitées dans le cadre d’une stratégie d’ensemble décidée par
l’autorité politique et portée par l’Etat. Ainsi, il arrive que dans certains
champs de politique publique, les agences soient nombreuses sur le même
créneau, et la répartition des compétences n’est pas précisée de manière
suffisamment claire dans les textes réglementaires ou législatifs pour éviter
les chevauchements et les doublons. Toujours sur le plan juridique, les
fonctions de conception de politique publique et les fonctions d’exécutions ne
sont pas toujours clairement dissociées, ce qui aboutit souvent à des
difficultés de gestion, et parfois à des conflits institutionnels.
D’autre part, la
création d’agences présente quelques effets pervers sur le plan budgétaire.
D’abord, il arrive très souvent que des agences aient tendance à perdurer dans
le temps, y compris lorsqu’elles avaient vocation à n’être que temporaires.
Ensuite, plus grave, elles peuvent être à l’origine de pratiques de débudgétisation massive. En d’autres termes, il s’agit
de reporter certaines dépenses de l’Etat du budget vers d’autres comptes
publics ; mais dans certains cas, ce transfert peut échapper au contrôle
parlementaire et être utilisé comme un moyen d’échapper à certaines contraintes
budgétaires en faisant peser des dépenses sur d’autres personnes morales. Ce
qui entre, parfois, en contradiction avec les principes d’universalité et
d’unité du droit budgétaire. Les agences sont donc devenues, selon les termes
du Conseil d’Etat, « une ligne de fuite dans la maîtrise des
finances publiques ».
Et maintenant ?
Comment mettre fin au gaspillage
La conclusion de
l’IGF est nette : « en l’absence de stratégie, l’Etat est allé
trop loin dans son démembrement. Il doit désormais rationaliser le paysage de
ses agences ».
Sur le plan
juridique, le Conseil d’Etat propose d’encadrer le recours aux agences, au
moyen de quatre critères justifiant leur création : l’utilité d’une
spécialisation (critère de l’efficience) ; la nécessité d’une expertise
distincte de celle des services de
l’État (critère de l’expertise); le caractère prépondérant des
partenariats avec les collectivités territoriales ou avec des acteurs de la
société civile pour la mise en oeuvre de la politique publique (critère du
partenariat) ; la nécessité d’éviter l’intervention du pouvoir politique
dans les processus internes de décision (critère de la neutralité). Une étude d’impact est nécessaire au moment de la
création d’une agence.
Sur le plan
financier, il faut réintégrer les
agences dans un cadre budgétaire commun avec l’Etat, afin qu’elles s’inscrivent
pleinement dans les trajectoires des comptes publics et dans les objectifs des
politiques publiques. La loi de finances pour 2012 avait ainsi acté le plafonnement
des ressources fiscales affectées à certains organismes et opérateurs de l’Etat,
ce qui constitue une première étape.
Sur le plan
politique, une réforme de la gouvernance
des agences et le renforcement de la tutelle stratégique de l’Etat est plus
que jamais nécessaire, afin que les agences s’insèrent dans une stratégie
d’ensemble et soient enfin pleinement associées aux efforts financiers de
l’Etat et de la nation.
Laurent MUSINE
L'article décrit une autre manière de penser l'action public, le "New Public Management". Le libertarien que je suis est, a priori, incrédule. La lecture de l'article me confirme que ce concept de gestion de l'action publique est, a priori, une fausse piste. La philosophie politique des libertariens conduit à des raisonnements a priori.
RépondreSupprimerL'auteur de l'article critique à juste titre le premier but de ce concept de gestion. Il critique qu'il soit possible de "dépasser la distinction entre gestion privée et gestion publique". Je partage le scepticisme prudent de l'auteur. Une première différence indépassable est leurs financement respectifs.
Une action publique est financée par l'impôt. Une action privée est financée par un propriétaire qui veut en retirer du profit. C'est la volonté de l'actionnaire, c'est le profit qui est le seul guide de l'action d'une société privée. Le directeur général de la société privée respecte le mandat que lui confient les actionnaires.
L'actionnaire agit par le bras du directeur. Et le directeur agit par le bras du salarié.
Une rémunération prétendue "au mérite" ne peut donc pas remplacer le souffle de l'actionnaire sur chaque salarié. Elle ne peut pas remplacer le processus vertueux de la recherche du profit. Il serait ridicule de le singer. Une telle singerie n'abuserait personne dans une entreprise financée par l'État.
Il y a une deuxième conséquence de différence de gestion liée au financement. C'est la réaction du contribuable. Le libertarien considère que l'impôt est du vol, puisqu'il est une appropriation non acceptée par le propriétaire. On peut refuser cette analyse politique et juridique de la nature de l'impôt. Mais la réaction des contribuables à l'impôt est semblable à la réaction d'une victime qui se fait voler. Elle réagit pour limiter le vol ou pour diminuer les effets négatifs du vol qu'elle subit.
Une réaction du contribuable à l'impôt est un refus de produire. Ce refus de produire est proportionnel au taux de l'impôt. La production est maximale sans impôt. Elle est nulle avec un impôt de 100%. Entre l'impôt nul et l'impôt à 100%, la proportionnalité du refus de produire est une approximation acceptable. Cette proportionnalité fonde la courbe de Laffer. production=1-t, t=taux de l'impôt. recette fiscale=t(1-t)=courbe de Laffer.
Un tout autre aspect du caractère destructeur de l'action de l'État est qu'elle interdit l'action privée. cette interdiction est soit légale, soit par la subvention. Une subvention à une entreprise détruit son concurrent.
Ces divers aspects négatifs d'une action publique se retrouvent à l'identique dans le "New Public Management". Un libertarien ne pourra donc que douter, a priori, de l'efficacité de ce concept de gestion publique.