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non-initié, étudier la criminalité grâce à des outils économiques peut sembler
déroutant : le banditisme est souvent associé à des comportements
irrationnels, quand l’économie se consacre à l’étude de décisions rationnelles.
Pourtant, depuis
(au moins) Platon (La République, Livre
2) et la fable de l’anneau de Gygès, on sait que la décision de s’adonner à
une activité illégale (ou injuste dans la fable) dépend de la probabilité
d’être arrêté, celle-ci étant elle-même une fonction des compétences d’un
individu (de sa capacité à détourner la loi dans le texte de Platon[1]) ;
s’engager dans une activité criminelle est donc le résultat d’un calcul coût
avantage dans lequel un individu juge le gain potentiel (monétaire,
psychologique, etc.) d’un crime face à son coût potentiel (une potentielle
condamnation mais aussi le coût d’opportunité du crime). De même, si l’on suit
Hans Magnus Enzensberger dans son livre Crime
et Politique (1964), les décisions prisent par Al Capone et son syndicat du
crime, peuvent être analysée comme celles d’une entreprise
cherchant à acquérir un pouvoir de monopole sur son marché[2].
On peut
multiplier les exemples et les analogies ; le point qu’il faut retenir est
que les criminels agissent en fonctions de nombreuses forces et incitations
tout à fait rationnelles. La science économique peut alors apporter son
éclairage sur ce phénomène ; c’est chose faite depuis Gary Becker (1968)
qui définis des gains et coûts de la criminalité et en déduit le niveau optimal
de sécurité qu’une société devrait choisir.
La démarche
n’est donc pas aussi absurde qu’elle peut le sembler. Mais quels sont
réellement les enseignements qu’apporte la science économique sur la
criminalité ? Ils sont vastes, mais en un mot, l’économie s’intéresse aux choix et aux interactions[3]
quand les autres sciences s’intéressent aux profils et aux milieux. La
criminologie, la psychologie ou la sociologie peuvent déterminer des facteurs
qui incitent à commencer une carrière de criminel (en terme économique, qui
vont déterminer les « préférences » d’un individu pour le crime),
l’économie considère ces facteurs comme donnés et va s’intéresser aux choix. La
différence peut sembler minime mais les conséquences ne le sont pas :
lorsqu’on est capable de comprendre les choix des individus, il est alors
possible d’estimer comment une population va réagir si l’on modifie les
paramètres de ce choix (c’est-à-dire réaliser une analyse contre factuelle).
Par exemple, il devient possible de quantifier le nombre de crimes
supplémentaires commis si la pauvreté ou le chômage[4]
augmentent, si les peines de prisons ou le nombre de policiers dans une région
sont modifiés, etc. Un des intérêts premiers de l’approche économique du crime,
est donc de permettre une analyse claire des politiques publiques visant à
combattre la criminalité.
La suite de cet
article est donc consacrée à l’analyse de quelques politiques ou idées reçue pour réduire la criminalité en
utilisant des raisonnements économiques et des analyses économétriques.
L’objectif n’est pas ici l’exhaustivité, mais plutôt d’illustrer comment
l’économiste peut aider à combattre le crime.
Augmenter
les forces de police
La première
politique à laquelle on peut penser est simplement d’augmenter les moyens et
effectifs de police dans une zone particulière (les zones de sécurité
prioritaire par exemple) ; si cela peut sembler naturel, rien ne garantit
pourtant que cette mesure soit efficace. Pour cela, il faut que des renforts de police entrainent une diminution de la
criminalité, et que cette diminution soit suffisamment grande pour que la
mesure soit socialement efficace (que son bénéfice en termes de réduction
de la criminalité soit supérieur à son coût).
Le fait que des
renforts de police diminuent la criminalité parait intuitif, la théorie
économique l’admet également volontiers[5] ;
empiriquement, la question est beaucoup plus compliquée : les effectifs de police d’une ville étant
fixés principalement en fonction de la criminalité dans cette ville, la
corrélation entre les deux variables a de forte chance d’être positive (en
termes techniques, il y a un problème d’endogénéité). On peut toutefois se
rassurer, les études les plus récentes montrent que des renforts de police
permettent effectivement de diminuer la criminalité. Ainsi, Stephen Machin et
Olivier Marie (2005) ont montré qu’en Angleterre, la « Street Crime
Initiative » avait permis d’éviter plus de 10 000 vols et qu’une
livre sterling dépensée dans ce programme en avait rapporté entre quatre et
demi et cinq (en terme de bénéfice monétaire par vol évité).
Par ailleurs,
cette étude confirme une certaine « rigidité » de la
criminalité : augmenter les forces
de polices dans une zone, ne semble pas conduire les criminels à déménager dans
une zone voisine. Ce résultat est important puisqu’il donne une certaine
légitimité aux actions ciblées. Elles ont un impact réel sur le crime et ne se
contentent pas de le déplacer[6].
Le
contrôle des armes
La facilité avec
laquelle il est possible de se procurer une arme à feu est souvent considérée comme ayant un impact
direct sur la facilité de commettre des crimes, en particulier les homicides.
Aussi, il semble tentant d’argumenter qu’un plus grand contrôle des armes à feu
entrainerait une diminution du nombre de meurtres. C’est d’ailleurs le discours
souvent entendu en France au lendemain d’une tuerie aux Etats-Unis. La réalité
est en fait bien plus complexe à appréhender puisque les armes à feu servent à
la fois de technologie offensive (qui permet de commettre des crimes), mais
aussi de technologie défensive : on peut utiliser une arme lorsqu’on est
attaqué et par ailleurs, certains criminels peuvent hésiter à commettre une
agression, un cambriolage (etc.) sachant que leur victime peut-être armée.
Il faut alors
séparer la population en deux catégories : les criminels (qui peuvent
utiliser une arme soit offensivement, soit défensivement) et les non-criminels
(utilisation uniquement défensive). Au
moins à court terme un contrôle des ventes d’armes dans les zones où il existe
déjà un stock important (les Etats-Unis par exemple) va probablement rendre la
possession d’arme à feu plus difficile pour les non-criminels que les criminels
(ces derniers obtiennent le plus souvent leurs armes au cours de cambriolage où
en achetant des armes volées, ils seront donc touchés de manière indirecte par
la mesure). Cette politique de contrôle va donc biaiser le ratio de possession
des armes en faveur des criminels et encourager la criminalité ; c’est
pourquoi les études théoriques et empiriques sur le sujet ne mettent pas en
avant un contrôle des armes à feux pour réduire la criminalité ou les homicides
(Kovandzic, Schaffer Kleck (2008), Ehrlich Saito (2010)).
Si le stock d’armes à feu disponible est
initialement nul (ou presque), autoriser la vente libre des armes a par contre
un effet néfaste. C’est une tautologie mais lorsque personne n’est armé,
les criminels ne le sont pas non plus, le ratio de possession d’arme à feu
entre criminels et non criminels est donc à son « second best ». La
« meilleure situation » (ou « first best ») serait de
distribuer des armes aux non-criminels quand les criminels seraient
désarmés afin de les dissuader de commettre un crime. Evidemment, cette
« meilleure situation » n’est pas possible car on ne peut distinguer
à priori un criminel d’un non-criminel et il faudrait s’assurer que les armes
possédées par les seconds ne soient pas à terme récupérés par les premiers. Le
« second best » est donc la meilleure situation qu’il est possible
d’atteindre.
Jouer
sur les peines de prison
Un fait que la
théorie du crime en tant que choix rationnel ne parvient pas encore à expliquer
clairement, est la raison pour laquelle la sévérité des peines ne semble pas
avoir d’influence sur la criminalité. Si les criminels pesaient le gain d’un
crime contre son « coût espéré » (de manière approximative : la
probabilité d’être condamné multipliée par la sévérité de la peine), alors plus
le châtiment est sévère, moins les incitations à commettre des actes criminels
sont grandes. Pourtant, plusieurs études
empiriques montrent que la probabilité d’être attrapé influe largement sur le
crime quand la sévérité des peines n’en a presque aucun[7].
Au contraire, les criminels ayant déjà été condamnés ont une probabilité de
commettre de nouveau un crime (c’est-à-dire le problème de la récidive)
largement plus importante qu’un non criminel ; ils tendent par ailleurs à
commettre de nouveaux crimes plus graves que les anciens. Ce constat est par
ailleurs largement influencé par les conditions de détentions. Plus les conditions de détention sont
dures, plus les condamnés ont de chance de récidiver et de commettre de
nouveaux crimes plus graves (M. Keith Chen and Jesse M. Shapiro (2002)).
De nombreuses
théories tentent d’expliquer ce fait en faisant appel par exemple aux
transmissions de compétences en prison, au goût pour la violence que peuvent
développer les criminels (à leur insu parfois) ; en raison d’une perte de
repères ou d’une perte d’opportunités sur le marché du travail suite à un
emprisonnement (le crime rapporte alors d’autant plus par rapport au travail
légal), etc. Ces questions mériteraient un éclairage largement plus approfondi,
mais ne seront pas analysées plus en détail.
Mais,
puisqu’augmenter les peines de prisons ne diminue pas la criminalité, on peut
être tenté de prôner la politique inverse : réduire au maximum l’emprisonnement
afin de permettre aux criminels de mieux se réinsérer plus facilement,
d’acquérir moins de « compétences », et aussi afin de diminuer le
coût (non négligeable) pour la société des emprisonnements. Que penser de cette
proposition ?
Il faut d’abord
comprendre l’intérêt des peines de prisons telles qu’elles sont comprises par
les économistes. Le but premier de la
condamnation n’est pas de punir le criminel (d’ailleurs si les sanctions
sont déterminées de façon optimale et qu’un crime est commis c’est que le crime
était « profitable » pour la société[8]),
mais de constituer une menace crédible
pour que les crimes non profitables pour
la société ne soient pas commis. Toutefois, en pratique, on sait très
bien que des crimes socialement néfastes vont être commis ; c’est pourquoi
une peine de prison peut avoir également pour but (secondaire) d’empêcher un
individu de nuire pour la période durant laquelle il se trouve derrière les
barreaux (voir par exemple Polinsky et Shavel (2007) pour une introduction à la
théorie de « Optimal
Deterrence » ou encore Miceli (2009) pour un modèle
« d’incapacitation »). Une bonne
politique doit donc prendre en considération ces deux objectifs.
Dans cette
optique[9],
Yeh (2010) propose une politique
intéressante : que chaque peine (prononcée aux USA) soit divisée en deux
périodes de temps égales ; la première passée en prison et la seconde
passée en détention chez soi, avec un bracelet électronique[10].
L’idée générale est la suivante : la première partie de la peine est une
réelle peine de prison, elle reste donc suffisamment dissuasive. La seconde
partie permet une meilleure réadaptation à la vie civile, mais aussi une
diminution drastique du coût pour la société d’un homme en prison.
Maintenant qu’en
est-il du second aspect : l’incapacitation. Yeh s’appuie alors sur une
étude menée par Padgett, Bales et Blomberg (2006) qui constate que 94,7% des
porteurs de bracelet électronique respectent les termes de leur peine (ils ne
commettent ni de nouveau crime ni ne violent les conditions de leur liberté
surveillée). La conclusion de l’analyse
coût bénéfice conduite par Yeh est édifiante : pour chaque dollar dépensé,
l’Etat en économiserait plus de douze pour une valeur sociale des crimes évités
de plus de 480 milliards. Enfin, Yeh précise que son étude n’internalise
pas de nombreux coûts associés aux peines (par exemple la perte
d’employabilité) ; le bénéfice réel pourrait donc être encore plus élevé.
Conclusion
Bien sûr, les
trois politiques analysées ci-dessus ne peuvent être répliquées telles
qu’elles. Quand bien même, répliquer ces politiques publiques exigerait bien
plus de discussions et d’analyses. Elles permettent toutefois d’introduire
comment des économistes grâce à la théorie de la décision, de l’économétrie et
à l’analyse coûts bénéfices peuvent aider à mieux combattre le crime.
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Christophe Lévêque
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[1] La fable explore un cas
limite : celui d’un criminel invisible ; la probabilité d’être arrêté
ou jugé est (implicitement) fixée à zéro pour qui détient l’anneau de Gygès.
[2] Hans Magnus Enzensberger n’est
toutefois pas un économiste et son analyse manque de précision. Son idée a
toutefois été reprise par la suite et le crime organisé est maintenant étudié
comme une industrie.
[3] L’étude des interactions entre
criminels, victimes et polices est largement étudié au travers la théorie des
jeux et sera peu discuté ici, le lecteur intéressé peut par exemple lire la
revue de littérature par Bill McCarthy (2002).
[4] Il semble toutefois que la
relation entre crimes et chômage soit globalement positive (par exemple Lee et
Holoviak (2006)) mais pas aussi évidente qu’il le semble à première vue ;
prenons l’exemple des cambriolages : une augmentation du chômage entraine
une baisse des opportunités sur le marché du travail et donc augmente les
incitations à se lancer dans des activités criminelles. Cependant d’après Allen
(1996), une augmentation du chômage augmente le nombre de personne qui reste
chez eux durant la journée, le cambriolage opportuniste est donc rendu plus
difficile.
[5] L’analyse économique met
toutefois également en garde contre les relations trop simples. Plus de renfort
peut entrainer une baisse des « efforts » réalisés par des policiers
déjà sur place. Ici le terme « effort » peut s’interpréter de
différente manière: si l’objectif est de maintenir un niveau satisfaisant de
criminalité, des renforts de polices permettent alors d’atteindre l’objectif
avec moins d’effort par policier. Toutefois une interprétation « moins
négative » est possible : si des renforts de polices permettent de
diminuer les heures supplémentaires effectuées par chaque policier, alors avec
plus d’effectif on obtiendra le même résultat sur la criminalité (seul le
rythme de travail a changé).
[6] Une action ciblée sur un certain
type de criminalité (par exemple les vols, la délinquance, etc.) ne semble pas
non plus entrainer les criminels à changer d’activité (du vol au trafic de
drogue par exemple). Mais les actions ciblées n’ont pas non plus
d’externalités : une campagne contre le vol n’aura pas (ou peu d’effet)
sur les trafiquants de drogues par exemple.
[7] En fait, la théorie du choix
rationnel n’est pas non plus totalement désarmée. Si un individu donne plus de
poids au présent qu’au futur et s’intéresse à la « valeur présente
nette » d’un crime, chaque année de prison supplémentaire aura moins
d’impact que la précédente. Ainsi alourdir les peines ne peut avoir qu’un
impact très marginal sur le nombre de crime commis.
[8] On peut illustrer ce fait avec
les amendes pour limitation de vitesse. Rouler trop vite augmente la mortalité
sur les routes et provoque donc un « dommage » pour la société. Mais
il peut arriver que « monsieur tout le monde » ait un rendez-vous
urgent qui lui demande de les violer. A l’optimum, il faut que ce monsieur
viole les limites de vitesse si et seulement si le bénéfice qu’il retire
d’arriver à l’heure à son rendez-vous est supérieur au dommage qu’il va
infliger à la société en roulant trop vite. L’amende doit lui faire
internaliser (prendre en compte dans ses calculs) le mal qu’il fait et non
nécessairement lui faire renoncer à son action.
[10] Dans les faits, personne ou
presque ne passe l’intégralité de sa peine en prison. On observe toutefois un
grand taux de récidive parmi ceux relâchés avant le terme de leur peine ;
la surveillance par bracelet électronique si elle était généralisée comme le
propose Yeh, permettrait donc d’éviter des coûts de détentions mais aussi
d’empêcher des crimes.
Le banditisme n'est irrationnel qu'au regard de la rationalité telle que la définit l'économie. La sociologie américaine a étudié plus finement les interactions à l'oeuvre, sans avoir justement à postuler une quelconque irrationalité de la part des criminels...
RépondreSupprimerMême en utilisant la définition "étroite" de la rationalité définie par l'économie standard, on peut obtenir des résultats. Le banditisme n'est donc pas (ou du moins pas complètement) irrationnel au sens économique et l'économie peut venir en aide pour le combattre.
SupprimerCela dit, il est vrai que les modèles économiques de la criminalité reposent sur de nombreuses hypothèses restrictives et qu'il y a de quoi progresser en les limitant.
Par exemple, des auteurs utilisent maintenant la théorie des jeux évolutionniste qui permet de relâcher les hypothèses de "common knowledge" ou que les agents vont nécessairement jouer de façon optimale. La revue de littérature de Bill McCarthy (2002) introduit ces extensions.
Pourriez-vous donner quelques références et auteurs de la Sociologie Américaine que vous évoquez?
http://scholar.harvard.edu/sampson/files/1998_asr_trajectories.pdf
RépondreSupprimerhttp://faculty.washington.edu/matsueda/Papers/Race%20&%20Family%20Structure.pdf
http://www.soc.umn.edu/~uggen/Giordano_AJS_02.pdf
http://www.soc.washington.edu/users/matsueda/Giordano%202007.pdf
en tout cas, excellent blog :)
Merci pour ces articles; ils ont l'air passionnants!
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